
Difficile de présenter Sisa Calapi par une seule casquette. Alors par où commencer ?
Sisa est actuellement dans la dernière ligne droite de son doctorat, ce moment si particulier où le travail de plusieurs années, qui a occasionné tant de labeur, de joie, de fatigue, de doutes et de découvertes, tout cet immense travail arrivera progressivement à sa fin.
Un long travail qui l’a amené à effectuer plusieurs terrains de plusieurs mois en Équateur, d’abord dans la communauté de Turuku, avec laquelle elle partage des liens très forts de par ses origines et le lien qu’a entretenu son père avec cette communauté. Puis un cheminement qui l’a amené à la découverte d’autres communautés, où la question de trouver sa place s’est modelée de façon différente d’un endroit à un autre.
La question du mouvement, de la gestuelle, du rythme comme vecteur d’étude permet à Sisa de proposer un travail de l’”ethnographie du sensible”. La musique et la danse sont étudiées dans leur valeur significative face au rituel qu’elles accompagnent. Dans le cadre de la recherche de Sisa, c’est la question de la violence dans le rituel qui permet de tirer un fil conducteur. Violence rituelle et violence sociale, comme un diptyque.
Alors c’était quoi la vie de doctorante en ethnomusicologie pour Sisa ? Entre précarisation du milieu de la recherche et des Sciences humaines et sociales, multiplication des emplois dans la culture et la médiation, cours de langue, organisation logistique des terrains, recherche de financements, rédaction d’articles, participation à des colloques (et j’en passe…). En bref, un véritable marathon. On retiendra surtout, de la curiosité à revendre, un esprit couteau-suisse, le multi-tâche poussé à l’extrême, un engagement fort, de l’adaptation à revendre, une grande dose de passion et une sacrée détermination.
Je suis heureuse de vous inviter à découvrir cette interview passionnante. Et attention ! Des petites pépites d’anecdotes de terrain sont distillées tout au long de son récit, à ne pas manquer !
Pour commencer…comment es-tu venu à découvrir cette discipline qu’est l’ethnomusicologie ?
J’ai grandi dans une famille très mélomane. J’ai toujours été très curieuse de découvrir d’autres formes musicales et dansées. Au moment du bac, j’ai pensé à aller vers une voie qui me permettrait de découvrir d’autres cultures. Ma mère m’a alors parlé de l’anthropologie, et cela a été un vrai déclic. Ayant grandi en région Centre – Val de Loire, j’ai découvert que l’Université Paris Nanterre proposait des cours en ethnomusicologie. Je suis donc partie m’installer en Ile-de-France pour débuter ces études. J’ai tout fait à Nanterre (rires), de la licence au doctorat ! Dès la licence, j’ai adoré l’idée de “faire de la recherche”.
Puis arrivée en master, c’est la recherche d’un terrain d’étude. Au départ, je ne voulais pas correspondre au cliché de “la personne qui va travailler sur ses origines”. Et puis finalement cela s’est imposé tout naturellement. Mon père est de nationalité kichwa, et j’ai pu me rendre pour la première fois en Équateur à mes 18 ans avec l’aide d’une bourse de voyage Zellidjia [ndlr : au sein de la communauté Turuku].

Lorsque je suis arrivée en master, j’avais donc déjà une sorte de “pré-terrain” qui me permettait de bénéficier d’une base assez solide pour faire une étude de master : j’avais déjà tissé des liens de confiance avec un certain nombre de locaux et disposais ainsi d’un réseau d’interlocuteurs privilégiés. C’était un gain de temps énorme. J’étais très enthousiaste à l’idée de retourner sur place pour retrouver mes amis et tous ceux qui m’avaient accueillis quatre ans auparavant. Par contre, je n’avais jamais participé au rituel que j’allais étudier.
Je m’intéresse à la fois au son et au mouvement. Une part importante de ma méthodologie de travail est de participer au rituel étudié en tant que danseuse. Vivre le rituel par le corps est une expérience extrêmement enrichissante, j’alterne donc des moments où je participe au rituel en dansant, et des moments où je suis plus en retrait, caméra à la main.

Au niveau de la préparation au départ en terrain : comment s’effectue la demande d’aides financières ?
Partir en terrain coûte relativement cher, surtout pour le billet d’avion. Les demandes de financement m’ont pris énormément de temps. Je ne sais même pas combien de demandes de financement j’ai pu réaliser ! C’était la course, j’ai même envoyé des dossiers de demandes de bourse lorsque j’étais sur le terrain. Au début de la thèse, c’est surtout des aides pour réaliser des ethnographies, tandis qu’à la fin, c’est plutôt des aides d’écriture. On cherche là où on peut, et ensuite on fait avec ce qu’on a (rires).
[ndlr : Sisa Calapi a obtenu de nombreuses aides et subventions pour ses terrains, on peut par exemple en citer certaines : contrat nanterrien de réussite, bourse d’aide à la mobilité de l’Institut français d’Études Andines, aides financières du Centre de recherche en ethnomusicologie (Crem) et de l’École doctorale et aide à la recherche doctorale de l’Institut des Amériques].
Mes terrains durent environ quatre mois. Les frais d’avion coûtent environ 1200 euros. Il y a ensuite les frais de logement. Pour ma part, je paye les gens chez qui je vais dormir car je trouve cela plus juste sur le plan éthique. Ensuite, il y a les frais de taxi pour aller de communautés en communautés, et enfin la nourriture. Mon coût de vie était de 10 $ par jour, ce qui n’est pas énorme quand on est en France. Mais quand on part quatre mois, cela représente tout de même un réel budget. Le matériel audio et vidéo m’a été prêté par le Centre de recherche en ethnomusicologie, donc cela n’a pas occasionné de coûts supplémentaires. Parallèlement, je sous-louais mon appartement français à ce moment-là car je ne pouvais pas me permettre de payer un loyer en France en plus de tout le reste.
Comment s’est passée la tout première fois où tu es partie sur le terrain ? Est-ce que tu as ressenti un processus d’idéalisation, un décalage avec ce que tu avais pu imaginer au préalable ?
Comme j’étais déjà allée dans la communauté de Turuku en Équateur pour mes 18 ans, je n’ai pas ressenti cette idéalisation du terrain. Cela correspondait également à un endroit où je retrouvais mes origines. Il y avait un affect particulièrement fort, un côté “bienvenue chez toi”.
J’ai eu deux approches complètement différentes en master et en doctorat. En master, je suis allée dans un terrain où je connaissais déjà mes interlocuteurs, tandis qu’en doctorat, je me suis rendue dans d’autres communautés et j’ai dû trouver ma place. Cela a occasionné des problématiques très différentes en matière de positionnement de “qui je suis par rapport à mon terrain”.

Lorsque je suis partie en master dans la communauté de Turuku, je suis allée vivre dans une communauté où mon père connaissait beaucoup de monde et où j’avais déjà passé du temps en 2012. Il avait été dirigeant (“dirigente”) dans les années 80-90 au sein d’une association de lutte contre les discriminations à l’égard des populations indigènes de Cotacachi. Cette association s’appelle la UNORCAC (Unión de Organizaciones Campesinas Indígenas de Cotacachi) (Union des organisations paysannes et indigènes de Cotacachi). J’étais donc “la fille d’Alberto Calapi”. J’ai été accueillie par ma famille d’accueil à bras ouverts.
Les relations de confiance privilégiées permettent d’avoir moins de rituels d’initiation pour se faire accepter au sein des communautés. C’est un gain de temps non négligeable pour la recherche et cela permet d’avancer avec plus de confiance et de sérénité même si les questions de légitimité sur le terrain demeurent toujours présentes (bien qu’à des degrés tout à fait inégaux selon les situations). Dans mon cas, la difficulté à trouver ma place s’est faite plus tard lors de mes enquêtes de doctorat, j’ai dû repartir de zéro en me déplaçant quelques kilomètres plus loin, dans les communautés de la paroisse d’Imantag.
En anthropologie, il est connu que quand tu arrives dans un endroit que tu ne connais pas du tout, tu as un plan de base …et finalement rien ne se passe comme prévu. Tu ne travailles pas dans le village prévu mais dans celui d’à côté etc. Il y a toujours des ajustements.
Peux-tu nous en dire plus sur tes différents terrains de doctorat, où cette fois tu as dû trouver ta place dans des communautés que tu ne connaissais pas au préalable ?
Lorsque je suis allée dans d’autres communautés environnantes, cela a été plus compliqué. J’étais la “gringa”, la blanche. Il faut savoir que je suis métis, mon père est kichwa, et ma mère française. Dans certains endroits où j’ai pu aller, j’ai sentie que je n’étais pas la bienvenue, notamment dans des endroits avec beaucoup de violence sociale. Souvent, j’emmenais un ami avec moi pour ne pas être seule en tant que femme.
Je suis entrée à tâtons sur le territoire d’Imantag qui réunit une dizaine de communautés. Au départ, cela a été compliqué, j’ai été accueillie avec beaucoup de défiance. On avait également du mal à se comprendre.

Je commence donc à faire le tour de plusieurs communautés, en ayant à chaque fois du mal à trouver ma place. Certaines personnes étaient méfiantes envers moi car elles me soupçonnaient de travailler pour l’Etat. Il faut savoir que certains jeunes font partie de pandillas et ont de ce fait des rapports conflictuels avec la police ou tout ce qui peut être en lien avec les autorités étatiques. C’était difficile, parfois je sentais même que je n’étais pas forcément en sécurité.
Après plusieurs rencontres au sein des diverses communautés, c’est finalement auprès de la communauté du Morlan que j’ai pu trouver une place où je me sentais en sécurité. J’avais déjà eu l’occasion d’échanger avec le capitaine principal (« capitan mayor ») et quand je suis revenue vers lui il m’a lancé : ”Tu vas danser avec mes ennemis toi, et puis après tu reviens ?” (rires). Et ce même capitaine est devenu au fil de temps un vrai “papa” pour moi. Il m’a beaucoup protégé. Par la suite, je n’ai plus quitté le Morlan. Ils m’ont choisi, je me suis sentie vraiment bien avec eux.
Quand l’on débute un projet de doctorat, est-ce que cela ne donne pas le tournis ? Comment savoir par où commencer ?
Au tout début, on développe un projet de thèse qui est uniquement théorique car l’on n’a pas encore réalisé de terrain. Une fois que tu es allé en terrain, tu te rends compte que ton sujet va être complètement différent. C’est ça le processus le plus long, c’est de comprendre vers quoi tu dois aller comme problématique. Il faut faire attention à ne pas partir dans tous les sens avec le traitement des données. Dans mon cas, je m’intéresse au traitement politique du conflit et de la violence. C’est mon questionnement central, qui vient toujours lier mes données entre elles, dans l’idée de faire le lien entre “violence rituelle” et “violence sociale”.

Tu as notamment réalisé une ethnographie de la “prise de la place” [Equateur, rituel débutant en juin chaque année]. Un rituel pouvant occasionner une forte tension et des débordements. Comment t’es-tu positionnée dans ce rituel ? Et notamment pour filmer ?
Extrait de l’article de Sisa Calapi pour présenter le rituel :
“L’Inti Raymi de Cotacachi se déroule du 21 juin au 1er juillet et se compose de différents rituels et événements institutionnels. Son rituel principal, la Prise de la place (Toma de la plaza), est l’objet dans la région d’une notoriété particulière, qui repose sur la dimension agressive qu’on lui attribue. Également nommé « le Grand Jour » (Hatun Puncha), ce rituel a lieu à quatre reprises : les 24 et 25 juin à l’occasion de la Saint-Jean, ainsi que les 29 et 30 juin à l’occasion de la Saint-Pierre et de la Saint-Paul. Il correspond à une appropriation de la place centrale de la ville de Cotacachi nommée la Place de la Matrice (Plaza de la Matriz) par les communautés kichwa à travers la réalisation de déplacements sonores, musiqués, et dansés.
- 3 « Hanan » en kichwa, « Parte alta » en espagnol.
- 4 « Uray » en kichwa, « Parte baja » en espagnol.
3La production de « force » (fuerza) constitue l’enjeu central de ces performances. Les acteurs se réfèrent à cette notion pour qualifier l’intensité kinesthésique et émotionnelle éprouvée lors de l’exécution des musiques et danses, mais aussi à la vue et à l’écoute de ces dernières. L’intensité émotionnelle résultant de cette force est ainsi ressentie par les danseurs, les musiciens-danseurs et le public assistant au rituel. Elle repose sur l’attente et la crainte de potentiels affrontements violents (peleas) qui émergent régulièrement entre communautés dites « du Haut » et « du Bas », dont les rivalités sont actualisées à l’occasion de ce rituel.”
Pour aller plus loin : Sisa Calapi, “Tensions sur la place. Désordre et transgressions lors d’un rituel andin à Cotacachi (Equateur)”, Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 33 | 2020, Online since 01 December 2021, connection on 05 May 2022.

Je participe au rituel en tant que danseuse. Je danse avec des gens que je connais très bien et des gens que je ne connais pas du tout. Tu as la sensation très forte de faire partie d’un groupe. D’un côté, tu te sens protégée et en même temps, tu te sens en danger car à tout moment le groupe peut être attaqué. Il y a des jours où je prends plutôt la caméra et je me place davantage en retrait. Parfois j’alterne entre les deux dans la même journée, autrement je peux filmer tout en dansant. Pendant le rituel, l’objectif est de créer de la force. On sent la tension monter. Concernant les débordements, on les sent arriver. Les femmes qui sont autour, surveillent également.
Au niveau de la méthodologie de travail, comment t’organises-tu ?
J’ai des carnets où je note ce que je vois et ce que j’entends quand je suis sur le terrain. J’essaie de le remplir tous les jours. Je prends également du matériel vidéo, un micro et un enregistreur de son. Je réalise une partie de mes entretiens à partir de thèmes de conversation, ils ne sont pas forcément dirigés. Je collecte beaucoup d’informations lors d’entretiens informels en prenant des notes sur mon carnet.
Je prends de nombreuses photographies, soit avec mon téléphone portable, soit avec l’option “appareil photo” de mon caméscope. Parfois je prends mon caméscope avec moi, et finalement je ne le sors pas parce que je sens que ce n’est pas le moment de filmer. Et inversement. La réaction des gens face à la vidéo est variable. Par exemple, le capitaine d’une des communautés d’Imantag voulait absolument que je filme tout ! Et ils étaient en train de faire une sorte de mise en scène du rituel parce qu’il y avait la caméra. Parfois les gens ne prêtent pas du tout attention au fait que je filme. C’est variable. Il m’est arrivé par contre une fois qu’un monsieur alcoolisé vienne me voir, m’insulte, et m’ordonne d’arrêter de filmer. J’éteins donc ma caméra, et cinq minutes après, un autre homme me demande pourquoi j’ai arrêté de filmer (rires) ! Il faut également noter qu’au sein des groupes de danse, les membres des communautés filment également beaucoup en dansant et les diffusent sur les réseaux. Chaque communauté est fière de ses performances et les montrer sur internet est devenu une pratique courante.
Je pars toujours avec deux-trois disques durs sur lesquels je viens sauvegarder mes données. Je copie toujours mes données sur plusieurs disques au cas où l’un serait amené à planter. Les disques durs, c’est aussi un budget avec tout le reste !
Puis je crée des dossiers chronologiques où je viens classer les rushs. A partir de ces rushs, je viens réaliser des petits montages des passages intéressants sur lesquels il faudrait que je porte une attention plus poussée. L’aspect chronologique est très important car je travaille sur des rituels qui ont lieu à certains moments dans l’année.
Parallèlement, je fais également des montages à la demande et pour les locaux. A ce moment-là, la visée n’est pas la même, il faut alors montrer sur la vidéo tous les participants. J’aime beaucoup regarder ensuite les vidéos avec les gens sur place. C’est très intéressant comme approche.
Pour aller plus loin : l’un des montages réalisés par Sisa Calapi pour la communauté Morlan : Parque Imantag – Comunidad El Morlán – Inti Raymi 2018
Il y a également la question de l’apprentissage de la langue. Tu es trilingue, tu parles français, espagnol et anglais. Dans le cadre de ta recherche, tu as également suivi des cours à l’INALCO, peux-tu nous en dire plus ?
Les cours à l’INALCO sont arrivés très tard, lorsque j’étais en doctorat. En master, je cumulais déjà plusieurs emplois à côté des cours. C’était pragmatiquement impossible pour moi de cumuler une formation en anthropologie et d’assumer les cours de quechua en plus. J’ai appris principalement le quechua sur place. Les cours sont venus m’aider à mieux construire mes phrases et m’ont apporté un bagage théorique. Le quechua est un groupe linguistique à part entière dans les Andes et selon les régions, il est parlé de façon différente. Le quechua équatorien est spécifique, très différent des cours que j’ai pu recevoir à l’INALCO. Sur le terrain, j’ai été amenée à parler la plupart du temps avec des personnes qui parlent espagnol.
Est-ce que tu as un sas de transition lorsque tu pars en terrain et lorsque tu reviens en France ?
L’arrivée et le retour sont très différents. Avant d’arriver en Équateur, je suis très heureuse. J’ai hâte de retrouver tout le monde. Je vais retrouver des amis. Il y a un peu cette idée de “retour à la maison”. C’est une autre forme de sociabilité, et donc toi-même tu es un peu une autre personne [sur le terrain] en quelque sorte.

Souvent le retour en France est très compliqué. J’ai toutes les habitudes de là-bas qui restent, même des habitudes liées aux formes de langage. Je me mets à parler à moitié espagnol/quechua sans m’en rendre compte. Par exemple, en Équateur, l’écoute active est très marquée. Je fais la même chose en rentrant en France (rires).
C’est intense ce que l’on vit sur le terrain, et il faut se remettre de tout ça.
Comment perçois-tu le fait d’être une femme ethnographe ?
Lors de mes enquêtes et plus particulièrement pendant l’Inti Raymi, mon identité de genre s’articulait de façon différente selon les localités. Ce sont des données précieuses pour appréhender la notion de genre de façon comparative.
Lors de mon premier terrain en 2016 à Cotacachi, en master, je me suis dit que je souhaitais vivre le rituel de manière forte, j’avais donc entrepris le fait de m’habiller « comme des hommes », puisque ce sont eux qui occupent bien plus l’espace dans les performances dansées. Je sors donc dehors habillée avec des jambières en peau de chèvre, avec une chemise blanche. Et là, tout le monde rigole ! On me dit : “Mais toi tu es une femme ! Tu dois mettre l’anako [qui est la tenue traditionnelle réservée aux femmes] !”.
J’ai donc choisi un entre-deux. Je n’ai pas mis l’anako, mais je n’ai pas mis les jambières en peau de chèvre non plus. Je voulais être à l’aise pour danser et faire du bruit, donc j’ai mis un pantalon et des grosses chaussures pour participer au rituel.

Lorsque je suis arrivée à Imantag, j’ai essayé cette fois de porter l’anako. Les locaux étaient plutôt contents mais je ne me sentais pas à l’aise dedans. Et là, je vois passer devant moi des filles avec le samaro ! [ndlr : la tenue de danse portée par les hommes].
Je leur demande : “Vous mettez ça ?” Elles me répondent : “Oui ! Nous on veut danser avec force donc on le met !”
D’une région à une autre, ce n’est pas du tout les mêmes rapports à l’identité de genre, et aux habits. Là où je suis contente, c’est de réussir à travailler sur des choses qui concernent les hommes tout en étant une femme. Au final, il y aussi d’autres choses qui jouent en plus de mon identité de genre quand je vais sur le terrain : je suis une femme, métis, à moitié blanche, à moitié avec des origines équatoriennes. Cela aussi ça joue beaucoup, sur la façon dont on me perçoit d’un terrain à un autre.
Est-ce que tu ressens que le milieu de la recherche est un milieu concurrentiel ? Ou est-ce que tu perçois des dynamiques d’entraide, de soutien ?
C’est un milieu qui nous pousse à produire à fond, donc quelque part on est en concurrence avec nous même. Cela pousse vers l’épuisement.
Au niveau des doctorants, si l’on a envie d’être solidaire, on va se tourner vers des personnes qui sont elles-mêmes dans cette dynamique-là, et cela va donner des relations extrêmement intéressantes. Personnellement, s’il n’y avait pas eu le collectif, je n’aurais pas réussi à avancer. C’est déjà très solitaire d’écrire, donc j’ai toujours été à la recherche du collectif. Cela m’a beaucoup servi.
Comment perçois-tu la précarisation du monde de la recherche ? Comment l’as-tu vécu dans ton parcours ?
J’ai senti un épuisement monter au fur et à mesure de mon parcours. Je suis passée de “je fais trop” à aujourd’hui “je fais peu”. Je travaille d’une manière complètement différente et je me mets des limites. Je ne rentre plus dans la surenchère de production.
Au moment de la licence et du master, il y a un peu d’idéalisation sur ce qu’est la recherche. Au début de la thèse, tu es encore extrêmement volontaire, tu t’investis dans beaucoup de choses en pensant que les choses s’amélioreront à un moment.
La mise en place de la loi programmation de la recherche (LPR) en 2020 a aussi eu un impact. On était plusieurs dans le laboratoire à être vraiment mobilisés, et la loi est tout de même passée pendant le confinement. Cela a été un vrai coup dur. Il y a eu une perte de sens pour moi.

Parallèlement, je sens que du fait du vécu de la précarité, je me suis beaucoup politisée.
Comment la crise du COVID-19 a impacté ton activité ?
Il y a eu véritablement une crise de sens. Il faut savoir que juste avant le Covid, nous étions dans la rue [ndlr : pour manifester contre la précarisation du milieu de la recherche], et après, plus rien. J’ai commencé alors à prendre du recul par rapport au monde de la recherche, à me demander ce que j’allais faire après la thèse, ce que j’allais devenir.
Par rapport aux séminaires qui se font en ligne, je me suis prêtée au jeu pendant le Covid mais cela était très compliqué. Il n’y avait plus tous les moments de sociabilité avant et après, absolument nécessaires.
Au niveau du terrain, j’ai réalisé de l’ethnographie virtuelle en observant les réseaux, les mobilisations sociales qui se sont réalisées pendant la crise sanitaire. J’ai aussi étudié comment le covid a impacté les rituels dansés que j’étudiais. J’ai réalisé des entretiens en ligne avec mes interlocuteurs.
On sent encore actuellement les conséquences du Covid au laboratoire. Aujourd’hui, on est dans un contexte où on pourrait tous se voir de nouveau, et dans les faits on ne se retrouve pas sur place [ndlr : au laboratoire] tous ensemble tant que ça. Le télétravail s’est vraiment démocratisé. C’est évidemment très pratique pour beaucoup de raisons, mais cela a vraiment ralenti les rapports sociaux et la vie du laboratoire. Surtout le format ”hybride” présentiel/distanciel, où des personnes peuvent être tentées de ne pas venir sur place par manque de temps ou d’envie. Du coup, l’on se retrouve avec trois personnes en co-présence et vingt personnes connectées en ligne, sans compter les aspects techniques avant de débuter la réunion…
Je trouve par contre qu’il est important de valoriser l’anthropologie proche. C’est une discipline essentielle pour comprendre le monde qui nous environne. Ce n’est pas parce-qu’on ne peut plus voyager loin “facilement” que cette discipline doit stagner. Il y a beaucoup de choses très intéressantes qui se font près de chez nous à ce titre-là.
Enfin pour finir, où te sens-tu le plus “chez toi”?

C’est difficile de savoir là où je me sens le mieux. Quand je suis allée en Équateur pour la première fois, je me suis sentie extrêmement bien. C’est comme si depuis toujours, il me manquait quelque chose de par mes origines, et je l’avais enfin trouvé en allant là-bas. Mais c’est avant tout par l’exercice de la recherche que j’ai négocié ma place. En même temps, je suis française et j’ai grandi en France. Ma mère est française. Cela a forcément une grande influence sur moi. Quand je suis en Équateur, il y a toujours des choses en France qui me manquent.
Finalement je me sens toujours tiraillée entre les deux, à l’image de nombreuses personnes issues de familles où se rencontrent différentes cultures. La façon dont se négocie ma place en tant que chercheuse est dynamique des deux côtés. Les collaborations en Équateur sont riches et permettent de créer des liens entre la France et l’Équateur. Je travaille avec des musiciens notamment à travers l’organisation de tournées en Europe (ex : les Humazapas prochainement au Festival de l’Imaginaire), de même que je participe activement à l’organisation de festival sur place au sein de la communauté de Turuku (Turu Uku Festival). J’essaie également de participer le plus possible à des évènements culturels et scientifiques qui me permettent de restituer mon travail auprès de mes interlocuteurs. C’est un bon exercice pour vulgariser mon travail et ça me paraît essentiel d’avoir le retour des individus et collectifs (Humazapas, UNORCAC) qui y ont contribué. De même en France, je collabore avec des artistes tels que l’artiste visuelle Aliette Grousseau, qui est venu lors de l’Inti Raymi pour prendre des photos et dessiner les danseurs, ou encore le collectif URSSCF avec qui nous travaillons sur un projet mêlant recherche expérimentale et création artistique à partir de mes archives audiovisuelles.
Pour aller plus loin :
Site internet du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC), présentation de Sisa Calapi.
Le compte flickr d’Aliette Grousseau [illustrations et photographies].
Le compte Instagram du groupe Humazapas [musique].
Le compte Instagram du Turu Uku Festival [festival de musique kichwa].
Article rédigé par Bérénice Primot