
Maya Louhichi est une artiste visuelle franco-tunisienne dont le travail artistique s’articule autour de questionnements venant interroger l’identité, le rapport au geste quotidien, la notion de trace et de corps.
La recherche autour du mouvement, fluide, dansé ou au contraire entravé, est omniprésente dans sa réflexion. Entre 2009 et 2014, elle a ainsi produit plusieurs séries photographiques sur le thème de l’expression corporelle dans l’univers urbain contemporain. Son regard photographique face aux mouvements et aux gestes du quotidien l’a invité progressivement à réfléchir à différentes manières de venir capter témoignages et fragments de portraits pris sur le vif. La gestuelle si particulière attachée à la cigarette, inscrite profondément dans le quotidien, sera notamment au centre du documentaire Petites histoires enfumées, réalisé en 2015, où témoignages intimes et mémoire collective tunisienne seront tour à tour confrontés.
L’année 2018, marquée par le décès du père de Maya Louhichi, provoque un profond tournant dans son travail. Si le rapport au corps, au mouvement, à la mémoire intime restent au cœur de son approche, d’autres notions viennent alors être questionnées par ses photographies : le deuil, la mémoire traumatique, le mouvement entravé, l’absence, le manque, le vide, la recherche d’archives et de traces.
La sensibilité de Maya nous amène dans un magnifique projet de livre photographique : Et dans la terre, je me souviens [132 pages, en cours d’édition chez Éditions Arabesques Tunisie] où l’image est tour à tour déchirée, brouillée, floue, emplie de grain, colorisée. Deux regards se confrontent au travers d’échanges photographiques : celui de Maya et celui de son père. Au fil des pages, on entre dans un long corridor émotionnel, au carrefour d’une Tunisie du passé confrontée à la Tunisie du présent. Où sont les traces du père ? Dans le quotidien ? Dans les objets ? Dans les saveurs du voyage ? Dans les écrits ? C’est autour de ce livre que s’est concentré notre échange avec Maya, que l’on vous propose de découvrir à travers cet article.



Genèse du projet, par Maya Louhichi
« Et dans la terre, je me souviens » est un dialogue photo posthume entre une fille et son père autour de la terre tunisienne et de leur amour pour l’Image.
J’ai initié ce projet suite au décès de mon père en 2018, quand j’ai retrouvé dans un classeur plusieurs images d’archives qu’il avait laissées. Il était réalisateur de cinéma. Nous partagions tous deux l’amour de l’image et il m’est apparu indispensable de m’exprimer sur sa mort et l’impact de cette perte au quotidien et dans ma réalité. J’ai choisi de mélanger des images en noir et blanc prises en majorité par moi et des images d’archives en couleurs prises par lui. Ces photos sont ainsi devenues une matière précieuse que j’intègre dans ma propre création. Elles montrent ici la terre tunisienne, terre où j’ai grandi.
En travaillant sur la représentation du deuil au quotidien, le vide, l’absence, je me suis aperçue que j’avais peur de perdre également une partie de mon identité, moi qui suis française par ma mère et tunisienne par mon père qui n’est désormais plus là. Où sont mes souvenirs ? Qui suis-je maintenant ? Et où est-ce que je vais ? Je me raccroche donc à ces images d’un passé en couleurs qui n’existe plus et qui n’est même pas le mien, car elles ont été faites avant ma naissance. Mais je choisis de me les approprier en les mêlant à mes souvenirs d’enfance et d’adolescence en Tunisie. Ces allers retours entre passé et présent expriment un espace temps où je n’ai plus mes repères.

Combien de temps as-tu mis pour créer ce projet ?
Maya Louhichi : Cela s’est très vite imposé à moi de travailler sur la thématique du décès. J’avais besoin de parler de mon père. J’avais retrouvé toute une somme de photographies qu’il avait réalisé, environ mille. Je les ai toutes numérisées. Par la suite, j’ai réalisé différents stages photographiques, dont l’un qui m’a permis de rencontrer Klavdij Sluban qui m’a apporté son regard artistique sur ce projet. En tout, la démarche a pris trois ans à peu près, à partir de 2018.

Comment s’est effectuée la sélection finale de photographies pour ce projet ?
Maya Louhichi : J’ai pris beaucoup de photographies. Puis progressivement, j’en ai mis à la corbeille, jusqu’à ne conserver que celles qui me semblaient essentielles. J’ai fait le choix de conserver les photographies de mon père en couleurs, et de réaliser les miennes en noir et blanc pour que l’on puisse bien distinguer les deux regards photographiques qui se croisent. J’ai besoin d’avoir l’énergie de mon père quelque part, et qui persiste au travers de ses images. Mon père fait pleinement partie des collaborateurs de mes projets. Cette sélection de photographies m’a pris un an.


A la découverte de ton livre, on ressent un long processus fait de fragments, de traces, pour progressivement reconstruire et retrouver une identité. Peux-tu nous parler de ce cheminement ?
Maya Louhichi : A la suite du décès de mon père, j’ai eu besoin de me rapprocher davantage de cultures arabes et nord-africaines, et notamment du dialecte tunisien. Je me sens davantage tunisienne qu’avant, c’est le paradoxe de certains métissés. A présent, j’ai besoin de me retrouver plus souvent à Tunis, dans la maison familiale où j’ai grandi. C’est là où je puise mon énergie. C’est l’endroit où je me sens le plus chez moi.
Extrait du livre Et dans la terre je me souviens : “Juillet 2020, par moment j’ai peur de ne plus savoir qui je suis. J’ai peur de perdre mon identité tunisienne, mes repères tunisiens depuis que tu n’es plus là. Je pense beaucoup à mon enfance et adolescence à Tunis. Ya hasra.”

Tu as été notamment à Gorée, que tu décris comme l’île d’adoption de ton père. Cette recherche mémorielle t’a amené dans un long chemin, avec des voyages, à te réancrer “dans les pas” de ton père de manière physique, comme une sorte d’expérience de la trace. Peux-tu nous en dire plus ?
Maya Louhichi : Mon père m’a beaucoup transmis, tant sur son métier de réalisateur, que sur son amour des voyages. Gorée avait une importance particulière pour lui. Je me suis d’abord plongée dans ses carnets, dans ses photographies. Puis j’ai contacté des personnes sur place qu’ils l’avaient connu. C’est tout naturellement que j’ai souhaité me rendre là-bas pour revenir sur ses traces, marcher dans ses pas. Je me suis sentie tout de suite chez moi, c’est très étrange. La terre surtout m’a beaucoup marquée. Elle a une teinte particulière et spécifique. Elle a quelque chose de spécial. J’avais besoin de me réancrer dans ses pas.

Extrait du livre Et dans la terre je me souviens : “Après sa mort, j’ai voulu marcher sur ses traces dans certains lieux comme le Sénégal, dont il était amoureux et où il avait tourné plusieurs films, ou encore le Burkina Faso, pays emblématique pour le cinéma africain, où il avait de nombreux souvenirs et anecdotes. Quand je suis allée pour la première fois dans ces deux pays, j’ai eu une sensation de familiarité, des repères que je n’avais pas soupçonnés. Et pourtant… Je dirais que c’est le pouvoir de la transmission.”
Je te propose enfin de revenir sur une sélection de quatre photographies que j’ai sélectionné à partir de ton compte Instagram. Elles sont issues de différents projets que tu as pu réaliser au cours de ton parcours. Peux-tu mettre des mots sur chacune de ces images ?

La plénitude du silence

Chaos organisé

Geste quotidien, révolte

Le chagrin
N’hésitez pas à suivre le travail de Maya Louhichi sur son site internet : https://mayalouhichi.com
Et sur Instagram : @maya.louhichi
Pour aller plus loin : Le Nid vous invite à découvrir ce très bel album illustré traitant du deuil pour des yeux d’enfants. L’arbre sans fin de Claude Ponti est un petit bijou de poésie et nous plonge, que l’on soit enfant ou adulte, dans un arbre aux multiples cachettes et habitants malicieux et espiègles sont tapis dans l’ombre. A découvrir absolument !

Article rédigé par Bérénice Primot